LA « RELIGION » DES CHINOIS :
LES
BASES : -1 - LA RELIGION POPULAIRE
Le
monde religieux des Chinois ne nous est pas impénétrable. Mais, pour comprendre
ce que disent Confucius, Laozi ou les prédicateurs bouddhistes, il faut
connaître le contexte de leurs écrits. En effet, ces grands maîtres ont
construit leur réflexion au sein d’un monde qui possédait ses propres croyances
et ses pratiques. Avant de partir à la découverte du confucianisme, du taoïsme
ou du bouddhisme chinois, il faut donc s’intéresser aux convictions
traditionnelles. Celles-ci sont toujours vivantes et donnent leur sens, par
exemple, aux fêtes du Nouvel An ou au culte des ancêtres.
1 – Mythologie et « religion populaire »
En
Occident, la christianisation au V° et VI° siècle après JC nous a peu à peu coupés
des croyances anciennes. Certes, nous connaissons toujours le nom des anciens
dieux, romains et grecs notamment, gaulois parfois mais nous n’y croyons
plus ; la religion est devenue une mythologie, une collection de légendes.
La Chine, elle, n’a pas connu une telle césure et la situation est plus
complexe. Comme le dit si bien Jacques Pimpaneau (La Chine, culture et
traditions - La Chine : mythes et dieux) certains aspects ont été perdus
de vue et ne subsistent qu’à travers les contes ; ceux-là sont devenus une
mythologie qui nourrit la littérature et les arts. Mais d’autres demeurent
vivants et continuent de former la « religion » populaire.
Nous
utilisons des guillemets pour le mot de « religion » car le mot
n’existait pas en chinois classique ; il a été inventé quand la Chine,
après la première Guerre de l’Opium, a été massivement confrontée aux
monothéismes, ou, si l’on préfère, aux religions du Livre. Auparavant, on
parlait des « trois enseignements » ( san jiao 三
教
)
pour désigner le confucianisme, le taoïsme et le bouddhisme. Quant aux croyances
populaires, elles constituaient et constituent toujours un ensemble qui n’a pas
de nom, pas de clergé et pas de livre et qui s’est transmis oralement, de façon
coutumière, variant selon les époques et les régions, voire les villages ou les
communautés.
Pingyao
(Shanxi) - Temple du dieu de la ville Photo AFCPS
C’est
pourquoi il est quasi impossible de décrire de façon cohérente un panthéon, une
histoire des dieux ; il est tout aussi difficile de dégager de la masse
des récits des mythes majeurs qui se retrouveraient dans la littérature,
l’épopée ou la poésie. Si l’on veut comprendre de quoi il s’agit, il faut
aborder la question d’une façon très différente. Au cœur des convictions
traditionnelles se trouve une vision très particulière de l’existence.
2
– Le « qi » le « shen » et les esprits
Nous avons l’habitude de distinguer le corps
et l’âme. En lieu et place, depuis les temps les plus anciens, les chinois considèrent
qu’il existe d’une part une forme en quelque sorte « dense » de la
vie souvent appelée xing (形) qui correspond à la fois au corps mais
aussi à la conscience individuelle et au psychisme et d’autre part une
manifestation plus fluide, plus affinée ou élaborée qui serait en quelque sorte
le propre de la personne, son principe et que l’on nomme shen (神). On pourrait traduire par « esprit » au sens des mythologies
romaines ou germaniques.
Cette manifestation n’est pas spécifique à
l’homme, elle est universelle. Toutes les formes
individualisées d’existence, possèdent un « shen ». C’est le cas des
humains mais aussi des animaux, des végétaux et même des pierres, des
montagnes, des rochers, des fleuves, des lacs
… Et, parce que le shen
est commun à tous, les existants peuvent communiquer entre eux. On peut voir là
la trace des croyances chamaniques qui ont régné dans toutes les régions au Nord
de l’Himalaya<
Pendant la vie de l’individu, ces deux formes
sont unies par la circulation du « qi » le souffle énergie que
cultivent les arts martiaux. Une bonne circulation du qi et une
« vie » appropriée renforcent le « shen ». Et, lorsque
celui-ci est puissant, il peut épauler, soutenir d’autres existants, dès lors
que ceux-ci témoignent de leur respect. Ainsi, par exemple, dans
les campagnes, on saluait des arbres vénérables, des rochers majestueux ou des
cours d’eau. On pouvait aussi leur adresser des vœux, pratiques qui suscitaient
la colère des lettrés confucéens mais qui subsistent en partie. Ne nous
arrive-t-il pas de jeter des pièces dans une fontaine miraculeuse en formant un
souhait ?
Arbre
à vœux – Pin Le – Sichuan Photo AFCPS
Ces « esprits » constituent la
première catégorie de ce que nous appelons « dieux ». En chinois, en
effet, il n’y a qu’un mot : shen (神). Un mot
qui recouvre des notions pour nous très différentes. Nous venons de comprendre
la première, pour saisir la deuxième il faut s’intéresser à ce que devient le
shen des êtres vivants après leur mort. Autrement dit, il faut saisir le sens
du culte des ancêtres.
3 – Le culte des ancêtres et les
« héros »
Au moment de la mort, la forme dense et la
forme fluide de l’existence se séparent. La forme individualisée n’a plus sa
place parmi les vivants et doit rejoindre le monde souterrain. Mais la forme « fluide »
elle, demeure présente, du moins pendant un certain temps. Elle peut donc épauler
ceux qui restent face aux difficultés de l’existence.
C’est particulièrement le cas pour les
proches et, surtout, les membres de la famille. Encore faut-il avoir rendu
hommage au défunt comme il se doit. A défaut, comme dans l’Antiquité grecque, le
mort est réputé errer parmi les vivants pour obtenir justice. Il ne devient pas
seulement un fantôme (gui 鬼) ; il peut se transformer en démon,
c’est-à-dire en un être aux pouvoirs redoutables, exerçant sa tyrannie sur
toute une région. La littérature populaire, le roman, en particulier le Voyage vers l’Ouest ou bien Au
bord de l’eau , ont abondamment illustré les ravages dont sont capables ces
créatures.
A l’inverse, un défunt bien honoré, pour une
durée qui est proportionnelle à ses mérites, peut protéger ceux qui
l’invoquent, c’est-à-dire ses proches. Ce défunt ainsi honoré devient un
ancêtre, dont la tablette rejoint celle de ses propres ancêtres sur l’autel
familial.
Autel des ancêtres Nanxi Fujian Photo AFCPS
Et, de même que, dans les cas extrêmes, le
fantôme devient un démon, de même, l’ancêtre d’exception peut connaître un destin
particulier. Lorsque que ses vertus ont été immenses, sa capacité, post mortem,
à guider ou épauler les vivants peut s’étendre, mais là aussi pour un certain
temps, au-delà de sa famille. Tous ceux qui le souhaitent peuvent faire appel à
lui.
L’ancêtre est devenu ce que, par analogie
avec la mythologie grecque, on peut nommer un « Héros ». Les plus
célèbres sont des souverains légendaires considérés comme
les ancêtres du peuple chinois (au sens du peuple Han). Ils sont trois (les
Trois Augustes pour le taoïsme) : Fuxi,
Shennong et Huangdi (l’empereur Jaune). Le premier est considéré comme
l’inventeur de l’écriture chinoise, de la cuisson des aliments, des méthodes de
pêche et de chasse. Shennong a
enseigné aux hommes l’art de l’agriculture ; on le considère parfois aussi
comme le découvreur du thé et des vertus médicinales des plantes (voir nos
articles sur le thé). C’est à ce titre qu’il est le patron des pharmaciens et
des médecins. Enfin, l’'Empereur Jaune
aurait notamment développé la métallurgie, imaginé la monnaie, les instruments
et les notes de musique. C’est à son épouse que l’on attribue la découverte du
secret de la soie.
Un autre héros très populaire est Guan Yu (ou Guan Di dans le
bouddhisme), valeureux général, fidèle à sa parole et loyal (III° siècle ap
JC). Guan Yu, magnifié par le roman Les
Trois Royaumes est le dieu de la guerre et de la richesse, honoré des
policiers mais aussi des commerçants dont il est, en quelque sorte, le saint
patron.
Faut-il en conclure que tous les
« dieux » sont soit des « esprits » animaux, végétaux
éventuellement minéraux soit d’anciens êtres humains en quelque sorte
« divinisés » ? Pas tout à fait car il existe une dernière
catégorie.
4
– Les dieux « fonctionnels »
A
côté des esprits et des héros qui nourrissent littérature et opéra, on trouve une
multitude d’autres « dieux » moins célèbres et pourtant souvent
invoqués et honorés. Comme les Héros ou les esprits, ces dieux sont nommés « shen 神». Parfois, un « Héros » prête son identité au dieu concerné. Mais,
souvent, ces « dieux » n’ont pas de nom ni d’histoire. En fait, ils
sont,
selon l’excellente expression de J. Pimpaneau, des dieux
« fonctionnels », définis par le rôle qui leur est dévolu.
A
cet égard, l’un des dieux les plus importants est sans doute le dieu de la Ville. Parfois identifié
avec un héros local, parfois anonyme, le dieu de la ville possède sa statue au
sein du cheng huang miao (城 隍
庙)
expression habituellement traduite par « temple du Dieu de la Ville »
mais qui, littéralement, signifie « temple des murailles et des fossés»,
c’est-à-dire temple de ce qui fait que la ville est une ville, un espace
protégé, clos. Le retour à une traduction au mot à mot permet de saisir le sens
du culte rendu au dieu de la ville : celui-ci incarne la ville, il en est
le symbole ou, plus exactement, son existence manifeste l’existence et
l’identité de la ville, les deux étant intrinsèquement liés. La ville de
Shanghai a ainsi restauré son temple du dieu de la ville, au cœur du vieux
Shanghai.
Petit autel au dieu du sol – Nanxi
Fujian Photo AFCPS
Ces
dieux sont donc multiples et innombrables mais chacun d’eux possède un domaine
d’action spécifique, celui du champ de rayonnement de son shen. Ainsi, dans les
villes, chaque profession avait son dieu. En principe, il n’y a donc ni
concurrence ni hiérarchie entre les dieux. Pourtant, peu à peu, s’est imposée
l’idée d’un dieu particulier, chargé de faire régner l’ordre et d’assurer la
paix civile ou divine, comme l’empereur s’en charge pour la société des hommes.
La place de ce dieu est complexe. Au cours des siècles, il a pris différentes
dénominations qui traduisent autant d’évolutions de la religion populaire.
Dans
la plus haute Antiquité, sous les Shang (-1600), on honorait Shang Di, le
Souverain d’En Haut (上 帝
) ; cette divinité pourrait s’assimiler à un dieu suprême et d’ailleurs,
c’est le terme de Shang Di que les premiers missionnaires chrétiens ont retenu
pour traduire la notion de Dieu comme l’explique Anne Cheng dans son Histoire
de la pensée chinoise. A dater des Zhou (à partir de -1000), l’invocation
du Ciel a peu à peu remplacé le culte à Shang Di mais le culte du Ciel
(tian 天 ) était et est resté un
privilège impérial (voir notre prochain article). Dans la religion populaire,
le souvenir de Shang Di, la référence constante au Ciel et la réalité du
pouvoir impérial ont peu à peu conduit à l’idée d’un « empereur du
Ciel », symétrique de l’empereur lui-même et, par conséquent à la tête de
l’administration céleste.
Il
est toutefois difficile de trouver un temple populaire qui serait consacré à l’empereur
du Ciel (l’Empereur de Jade pour les
taoïstes). Il ne s’agit pas, en effet, d’un roi ou d’un maître
des Dieux, comparable à Zeus ou à Jupiter. Encore moins du Créateur de
l’Univers, car la notion de création du monde est assez étrangère aux Chinois.
L’empereur du Ciel est, beaucoup plus simplement, une figure fonctionnelle qui
assure la symétrie entre le monde des dieux et le monde des humains, tous deux
gouvernés par un empereur. Le poids propre de ce dieu est si relatif que les
spécialistes disputent même du point de savoir qui, aujourd’hui, occupe le
siège. Selon plusieurs sources, l’empereur mythique Huang Di avait accepté la
charge mais il a démissionné. Pour certains, Guan Yu aurait accepté de lui
succéder mais le point ne fait pas l’unanimité. De fait, la seule mention
constante de l’empereur du Ciel est liée à la préparation du Nouvel An, moment
où le dieu du foyer va lui faire
rapport du comportement de la famille, laquelle lui offre de nombreuses
sucreries pour le séduire (voir notre article sur le Nouvel An).
5 - Les cultes dans la religion traditionnelle
La
religion populaire n’a jamais disposé, créé ou supporté un clergé ; les
cultes, l’entretien du sanctuaire ont toujours été l’affaire de la communauté
qui se reconnaît et se regroupe autour du temple, à tel point que Vincent
Gossaert et David G. Palmer, dans le passionnant ouvrage qu’ils ont consacré à La question religieuse en Chine utilisent
le terme de « religion des temples » pour désigner la religion
populaire.
Le
culte rendu au(x) dieu(x) prenait donc et prend à nouveau, lorsqu’il est
autorisé ou toléré, les apparences d’une grande fête qui rassemble la
communauté concernée, communauté villageoise, professionnelle ou du quartier ou
bien la famille élargie, le lignage, lorsqu’il s’agit de célébrer les
ancêtres. Des repas abondants sont
servis et des danses et des spectacles ont lieu qui reprennent des épisodes
fameux de l’abondante mythologie populaire. La représentation constitue une
offrande, au même titre que le festin ; comme lui, elle est donnée en
l’honneur du dieu et pour son plaisir, même si les humains en profitent. C’est
là l’une des origines de l’opéra chinois et des spectacles de marionnettes,
donnés par les communes trop pauvres pour engager une troupe de théâtre.
Grande
salle du temple du dieu de la ville Ping Yao Shanxi Photo AFCPS
Ces
fêtes, tout comme l’entretien du temple, exigent des ressources. Celles-ci sont
gérées par des associations communautaires qui, dans la Chine impériale, disposaient
de biens d’importance de façon à pourvoir aux premiers besoins sous le contrôle
du mandarin siégeant à la sous-préfecture. Une organisation villageoise, plus ou moins
démocratique, assurait l’entretien des canaux, tâche essentielle, celui des
routes, distribuait parfois des secours aux indigents et réglait l’impôt
collectif. Ces affaires communes se réglaient au temple, maison commune, et
sous l’égide du dieu. Il y avait donc,
dans la Chine traditionnelle, identité entre gestion du temple et gestion
communale ; en l’absence de clergé et de fonction sacerdotale au sens où
nous l’entendons, on peut tout aussi bien considérer que la religion gouvernait
la commune ou que la commune manifestait son existence à travers un rituel. Il
est en tout cas certain que l’appartenance à une communauté villageoise
entraînait l’adhésion d’office au culte.
Selon
les observations conduites par Vincent Gossaert et David Palmer, les
associations cultuelles renaîtraient aujourd’hui dans les campagnes
chinoises ; elles prennent en charge la restauration des bâtiments, des
activités culturelles (danses et chants traditionnels) mais, peu à peu,
retrouvent aussi un rôle de gestionnaire des services locaux. En ville et plus
particulièrement parmi la jeunesse chinoise, ces pratiques n’ont évidemment pas
leur place.
De
fait, pour un grand nombre de Chinois, l’héritage de la religion populaire se
réduit, d’une part et c’est fondamental, au culte des ancêtres, d’autre part à
un fonds culturel qui sourd à travers la littérature et les beaux-arts et les
grandes fêtes dont deux au moins sur quatre, aujourd’hui, sont fériées.
A
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