LA
« RELIGION » DES CHINOIS :
LES
BASES : -2 – LE YIN ET LE YANG, LE WUXING
Des environs de -1000
avant JC, sous le règne des rois Zhou, jusqu’aux Royaumes combattants ( IV et
V° siècles avant JC) une grande « révolution culturelle » a transformé
la Chine. Les élites aristocratiques et lettrées ont abandonné les croyances quasi
chamaniques que l’on trouve dans toute l’Asie au Nord de l’Himalaya. Elles y
ont substitué un système théorique complexe qui s’est progressivement enrichi
et que nous connaissons sous le nom de « yin/yang » ( 阴 阳)
assorti du wuxing (五 行 les cinq agents ou les cinq éléments). Cet
ensemble de théories, associé à la « religion populaire » (voir l’article)
forme, depuis, le cœur de la pensée chinoise que l’on retrouve dans tous les
aspects de la culture chinoise.
1
– La théorie du « yin yang » ( 阴 阳)
On ne répètera jamais
assez : le yin et le yang, ce n’est pas une réflexion sur le rôle des
contraires, des oppositions. En fait, la pensée Yin-Yang
généralise les conséquences que l’on peut tirer de l’observation d’un des
phénomènes naturels les plus évidents, la succession répétée du jour et de la
nuit. Si l’on regarde bien, il n’y a pas opposition tranchée entre les deux ;
il n’y a pas davantage apparition brutale de l’un puis de l’autre. Bien au
contraire, la vérité est plutôt que le jour contient de la nuit, que celle-ci peu
à peu, atteint son point culminant au-delà duquel apparaît le jour qui est en
elle.
La
représentation du Yin/Yang qui a
été vulgarisée par les taoïstes à partir des Song (X° siècle) met bien en
évidence ce mouvement :
Le
dessin souligne que l’un contient l’autre en germe, que l’un se déploie tandis
que l’autre se rétracte et réciproquement. C’est pourquoi un grand sinologue,
Jean François Billeter, aime dire que le yin, c’est ce qui va devenir du yang
et le yang, ce qui va devenir du yin. Le symbole renvoie donc à une conception
du monde dynamique ; la dualité du yin yang engendre sans cesse des
transformations ; elle est une source constante de modifications et de
changements.
Cela
paraît simple mais c’est pourtant devenu le fondement de toute la pensée
chinoise. Autrement dit, celle-ci s’est concentrée sur le mouvement, de la même
façon qu’en Occident, la réflexion, la philosophie s’est concentrée sur l’Etre,
l’Idée. Pour les penseurs chinois, la transformation, le changement est la clé
de tout. A toutes les échelles, du macrocosme au microcosme, l’énergie, le qì
(气)
est en constante mutation et c’est là la réalité ou la vérité du monde.
On
est donc bien loin de l’opposition (ou de la complémentarité) entre le jour et
la nuit ou l’homme et la femme. Il ne s’agit pas non plus de l’éternel
recommencement des bouddhistes, symbolisé par la roue. Le yin et le yang forme un
processus permanent mais évolutif qui régit le monde, l’explique et permet de
le décrypter.
Sous
cette forme, la théorie du Yin et du Yang a peu à peu irrigué tout le monde
chinois. Elle a donné un cadre théorique aux savoirs traditionnels qui
préexistaient et, en retour, les observations issues de la pratique, notamment
médicale, ont enrichi la théorie. De la même façon, elle s’est mêlée aux croyances
populaires pour aboutir au « culte du Ciel » si difficile à
comprendre en Occident.
2
– Les observations pratiques et le « wu xing » (五 行)
Dans
le même temps où la théorie Yin/Yang s’élaborait, d’autres réflexions avaient
lieu. Elles provenaient essentiellement des observations pratiques des médecins
traditionnels. Ces derniers avaient pris l’habitude de condenser le fruit de
leurs expériences en distinguant cinq qualités ou niveaux d’énergie (toujours
le qi …), qualités dénommées en référence à cinq agents ou éléments. Le terme
chinois est « xing » (行)
qui signifie marcher, fonctionner etc .. et qu’on pourrait ici peut-être
traduire par « agent » afin de préserver la dimension dynamique du processus.
Ces
cinq « agents » sont : le bois, le feu, la terre, le métal et
l’eau. Exprimé dans le registre temporel de la succession des saisons, cela
devient : printemps, été, « été indien », automne et hiver. D’un
point de vue spatial, c’est l’Est, le Sud, le centre, l’Ouest et le Nord. Dans
le domaine des couleurs, ce sera le vert, le rouge, le jaune, le noir et le
blanc. Mais la musique, les odeurs, les goûts, la nourriture les animaux, tout peut
s’exprimer de cette façon.
|
BOIS |
FEU |
TERRE |
METAL |
EAU |
Saisons |
Printemps |
Eté |
18 jours à chaque fin de saison |
Automne |
Hiver |
Directions |
Est |
Sud |
Centre |
Ouest |
Nord |
Planètes |
Jupiter |
Mars |
Saturne |
Vénus |
Mercure |
Symbole |
Dragon bleu-vert |
Oiseau rouge |
Dragon jaune |
Tigre blanc |
Guerrier Noir |
Couleur |
Bleu/Vert |
Rouge |
Jaune |
Blanc |
Noir |
Sons (musique) |
Mi |
Sol |
Do |
Ré |
La |
Saveurs |
Acide |
amer |
sucré |
Acre |
Salé |
Odeurs |
Rance |
brûlé |
parfumé |
de viande crue |
Pourri |
Nourriture |
Sésame/Poire |
Blé/Prune |
Riz/Kaki |
Millet/Pêche |
Haricot/chataigne |
Animaux |
Ecaille (poissons) |
Plume (oiseaux) |
Nu (homme) |
Poil (mammifère) |
Coquille (insectes) |
Corps humain :
« viscères » |
Foie/vésicule
biliaire |
Cœur/Intestin grêle |
Rate/ Estomac |
Poumons/ Gros intestin |
Reins/ Vessie |
Parties du corps |
Tête et cou |
épaule |
Flancs et ventre |
Nombril et cuisses |
Jambes et pieds |
Organes des sens |
Œil/regard |
Langue/parole |
Bouche/goût |
Nez/odeurs |
Oreille/audition |
Emotions |
Colère |
Joie |
Désir |
Tristesse |
Peur |
Entendons-nous
bien. Il ne s’agit pas d’associations symboliques ou de correspondances
magiques. Beaucoup plus simplement, rationnellement en quelque
sorte, la colonne « terre » regroupe des éléments qui ont le même
niveau, la même qualité d’énergie et sont parents par là même. De même pour la
colonne « eau » etc …
En
mettant ainsi en relation les saisons et les directions, les plantes et les
viscères, la culture traditionnelle ne visait pas, en effet, au symbolisme. Le
vert n’est pas un emblème ou une allégorie du printemps ; c’est, dans le
registre de la couleur, un niveau d’énergie, une valeur de qi équivalents à
celui du printemps dans son propre domaine. Et, de ce fait, la couleur est
supposée entrer en résonance avec la saison. L’homme qui connaît ces règles
sait donc comment il doit se nourrir, se distraire, s’habiller à chaque époque
de l’année pour se trouver en harmonie avec l’univers. C’est là le vrai sens
des fameux « Rites » auxquels Confucius se réfère si souvent, rites
qui, on le comprend, représentent bien plus qu’un code de politesse, de
courtoisie ou de bonnes manières à respecter en société. Il s’agit,
fondamentalement, de l’art de respecter les lois de l’Univers.
Comment
s’articule cette vision des « forces » à l’œuvre dans le cosmos avec la
théorie Yin/Yang ? La culture chinoise s’est davantage construite par
l’accumulation et l’enrichissement mutuel des thèses que par la confrontation.
Il
suffit, pour cela, de considérer que Yin et Yang représentent deux niveaux
extrêmes d’énergie entre lesquels on peut établir des niveaux intermédiaires.
Un « petit Yin » a été distingué du « grand Yin » ; de
même s’agissant du Yang. En suivant cette thèse, on aboutit à quatre formes, un
nombre néfaste dans la tradition chinoise :
quatre se prononce si (se) -ton descendant et a pour exact homophone la
mort… On évite donc le quatre. Au cas
d’espèce, la chose était d’autant plus aisée qu’une analyse plus approfondie
met en évidence l’importance du passage d’un moment à l’autre, instant qui
n’est pas d’équilibre mais d’indécision et d’hésitation entre deux pôles ;
l’été indien en représente un bon exemple.
Avec cet état de transition, les formes élémentaires se trouvaient au
nombre de 5.
Dès
lors, Yin/Yang et Wuxing pouvaient facilement se combiner :
-
Bois : petit Yang
-
Feu : grand Yang
-
Terre : moment de passage
-
Métal : petit Yin
-
Eau : grand Yin
Avec
cet enrichissement, les théories combinées du Wuxing et du Yin/Yang offraient
un cadre conceptuel qui trouve sa pleine expression dans ce que nous nommons le
culte du Ciel.
3
– Le culte du Ciel
Dans
la plus haute Antiquité, sous les Shang (-1600), on honorait Shang Di, le
Souverain d’En Haut (上 帝
) ; cette divinité que plusieurs sinologues ont rapproché du culte mongol
de Tengri pourrait s’assimiler à un dieu suprême et, surtout à un dieu créateur
du monde. D’ailleurs, c’est le vieux terme de Shang Di que les premiers
missionnaires chrétiens ont retenu pour traduire la notion du Dieu de la Bible.
A
dater des Zhou (à partir de -1000), l’invocation du Ciel (tia̅n) 天a
peu à peu remplacé le culte à Shang Di. Cette modification est essentielle dans
la culture chinoise. Car le Ciel des Chinois ne ressemble guère au nôtre. La
majuscule dont, traditionnellement, nous le gratifions et qui n’existe
évidemment pas dans l’idéogramme chinois est sans doute préjudiciable à la
bonne compréhension de l’expression. Le
Ciel, pour un Chinois, est inséparable de la Terre ; il ne saurait être
conçu isolément. En fait, Ciel-Terre représentent les formes les plus abouties
du Yin-Yang.
Dans
cette optique, la Terre ne renvoie donc pas
- ou pas seulement - à l’idée de Terre nourricière ; elle signifie
plus fondamentalement la matérialisation, la concrétisation de l’énergie ; elle peut donc symboliser le
Yin. Le Ciel, lui, représente le pôle complémentaire, le Yang ; en
symétrie de la Terre, forme différenciée, aboutie, il incarne ce qui est à
l’œuvre, le principe qui régit le cosmos, c’est-à-dire la dynamique du
changement. Comparaison n’est jamais raison mais l‘on peut sans doute approcher
l’idée du Ciel dans la Chine impériale en considérant, comme le propose
François Jullien, que le terme renvoie à ce que nous appelons aujourd’hui les
lois de la physique ou à ce que les esprits du 18° siècle (occidental)
entendaient par la « Nature », la Terre étant alors le domaine de la
société humaine et de son histoire.
A
cette vision philosophique s’est progressivement ajoutée une dimension
politique : le culte du Ciel, culte impérial maintenu des Zhou (environ
-1000 av JC) à la proclamation de la République, en 1911. Le fondement est le suivant :
si le Ciel représente les lois du cosmos, il suffit à l’individu de les
respecter pour vivre en harmonie avec l’ordre du monde et atteindre ainsi la
paix et la sérénité. C’est affaire de morale. Mais comment passer de l’individu
à la société ? C’est la tâche du
souverain.
Les
Zhou, tout d’abord ( - 1000) puis très clairement les Han ( -200 à +200) se
sont affirmés comme l’intermédiaire entre les hommes et les deux pôles de la
Terre et du Ciel. Cette conception du pouvoir a été à la base du régime
impérial pendant deux mille ans.
Rituellement,
les empereurs, au cours de cérémonies saisonnières, réaffirmaient l’adhésion
des hommes aux lois du cosmos et leur propre soumission à ces lois. Ainsi, lors
du solstice d’hiver, moment le plus yin de l’année, après deux jours de jeune,
l’empereur gagnait le Temple du Ciel, dans les faubourgs Sud de Pékin,
assistait à l’incinération des animaux sacrifiés et rendait compte au Ciel des
évènements de l’année et de ses décisions. Ensuite, au Nouvel An (chinois), il
venait chercher le renouvellement de son mandat, endossant, pour l’année à
venir, la charge de la conduite des affaires, en conformité avec les lois et
les rites. Au solstice d’été, sommet du yang, c’est la Terre que l’empereur
honorait, recherchant la pluie et les bonnes moissons.
3
– Le culte du Ciel
Dans
la plus haute Antiquité, sous les Shang (-1600), on honorait Shang Di, le
Souverain d’En Haut (上 帝
) ; cette divinité que plusieurs sinologues ont rapproché du culte mongol
de Tengri pourrait s’assimiler à un dieu suprême et, surtout à un dieu créateur
du monde. D’ailleurs, c’est le vieux terme de Shang Di que les premiers
missionnaires chrétiens ont retenu pour traduire la notion du Dieu de la Bible.
A
dater des Zhou (à partir de -1000), l’invocation du Ciel (tia̅n) 天a
peu à peu remplacé le culte à Shang Di. Cette modification est essentielle dans
la culture chinoise. Car le Ciel des Chinois ne ressemble guère au nôtre. La
majuscule dont, traditionnellement, nous le gratifions et qui n’existe
évidemment pas dans l’idéogramme chinois est sans doute préjudiciable à la
bonne compréhension de l’expression. Le
Ciel, pour un Chinois, est inséparable de la Terre ; il ne saurait être
conçu isolément. En fait, Ciel-Terre représentent les formes les plus abouties
du Yin-Yang.
Dans
cette optique, la Terre ne renvoie donc pas
- ou pas seulement - à l’idée de Terre nourricière ; elle signifie
plus fondamentalement la matérialisation, la concrétisation de l’énergie ; elle peut donc symboliser le
Yin. Le Ciel, lui, représente le pôle complémentaire, le Yang ; en
symétrie de la Terre, forme différenciée, aboutie, il incarne ce qui est à
l’œuvre, le principe qui régit le cosmos, c’est-à-dire la dynamique du
changement. Comparaison n’est jamais raison mais l‘on peut sans doute approcher
l’idée du Ciel dans la Chine impériale en considérant, comme le propose
François Jullien, que le terme renvoie à ce que nous appelons aujourd’hui les
lois de la physique ou à ce que les esprits du 18° siècle (occidental)
entendaient par la « Nature », la Terre étant alors le domaine de la
société humaine et de son histoire.
A
cette vision philosophique s’est progressivement ajoutée une dimension
politique : le culte du Ciel, culte impérial maintenu des Zhou (environ
-1000 av JC) à la proclamation de la République, en 1911. Le fondement est le suivant :
si le Ciel représente les lois du cosmos, il suffit à l’individu de les
respecter pour vivre en harmonie avec l’ordre du monde et atteindre ainsi la
paix et la sérénité. C’est affaire de morale. Mais comment passer de l’individu
à la société ? C’est la tâche du
souverain.
Les
Zhou, tout d’abord ( - 1000) puis très clairement les Han ( -200 à +200) se
sont affirmés comme l’intermédiaire entre les hommes et les deux pôles de la
Terre et du Ciel. Cette conception du pouvoir a été à la base du régime
impérial pendant deux mille ans.
Rituellement,
les empereurs, au cours de cérémonies saisonnières, réaffirmaient l’adhésion
des hommes aux lois du cosmos et leur propre soumission à ces lois. Ainsi, lors
du solstice d’hiver, moment le plus yin de l’année, après deux jours de jeune,
l’empereur gagnait le Temple du Ciel, dans les faubourgs Sud de Pékin,
assistait à l’incinération des animaux sacrifiés et rendait compte au Ciel des
évènements de l’année et de ses décisions. Ensuite, au Nouvel An (chinois), il
venait chercher le renouvellement de son mandat, endossant, pour l’année à
venir, la charge de la conduite des affaires, en conformité avec les lois et
les rites. Au solstice d’été, sommet du yang, c’est la Terre que l’empereur
honorait, recherchant la pluie et les bonnes moissons.
Pékin
Temple du Ciel Photo AFCPS
Si
l’empereur a la capacité de renouveler ainsi périodiquement, pour l’ensemble
des hommes, le « mandat du Ciel » c’est qu’il jouit d’une qualité
particulière : il est, au sens exact du terme, « Fils du Ciel »
ou, si l’on préfère, il a le Ciel pour Ancêtre. Les cultes rendus par
l’empereur lors des solstices ou de la Nouvelle année constituent donc, aussi,
un hommage aux Ancêtres impériaux. Le culte du Ciel est, pour l’empereur, le
culte dû à ses Ancêtres.
Cette
filiation qui a été revendiquée dès la plus haute Antiquité fonde la légitimité
du pouvoir impérial : comment imaginer que l’on puisse résister à celui
dont les actes sont dictés par les lois de l’univers et qui, à chaque
saison, renouvelle sa compréhension et sa connaissance de ces lois ? L’empereur
est, en quelque sorte, le grand expert, responsable mais aussi garant du
respect, sur la Terre des hommes et dans la société, des principes qui
gouvernent le cosmos.
Pour
autant, le culte du Ciel n’est pas comparable à une religion d’Etat. La qualité
de Fils du Ciel, c’est-à-dire la particularité d’avoir le Ciel pour Ancêtre,
est spécifique à l’empereur, de sorte que le culte du Ciel ne peut être qu’un
culte strictement impérial ; nul autre que l’empereur lui-même ne peut
conduire les cérémonies ou prétendre y jouer un rôle. Pour tous les autres
humains, la dévotion au Ciel ne peut se manifester qu’à travers le respect dû à
l’empereur, à ce qu’il prescrit et aux Rites. Le confucianisme des lettrés,
c’est-à-dire des fonctionnaires impériaux, s’est développé sur ce fondement.
Dans ces conditions, ce que nous appelons la vie religieuse existe, mais à
côté, concomitamment ; c’est notamment le cas de la religion populaire.
Mais les empereurs eux-mêmes ont joué de cette dichotomie : en sus du
culte impérial, officiel, rendu à leur Ancêtre, le Ciel, beaucoup ont affiché
des convictions en quelque sorte privées, parfois taoïstes, parfois
bouddhistes, parfois, comme les empereurs mandchous, bouddhistes lamaïstes
(tibétains).
Le
culte du Ciel se présente ainsi comme l’aboutissement des théories du Yin et du
Yang, des Cinq éléments et de l’étude des mutations.
A
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