LA « RELIGION » DES CHINOIS 

LES BASES :  -3- LA « BIBLE » DES CHINOIS, LE YI JING

 

La culture de la Chine classique, celle des mandarins, s’appuyait sur la connaissance approfondie d’une série d’ouvrages appelés « Classiques » (jing   ) qui figuraient au programme du concours du mandarinat. L’un des plus importants, sinon le plus important est le Yijing ( ), le Classique du changement que l’on dénomme aussi parfois en Occident le Livre des mutations.

Cet ouvrage qui occupe une place essentielle dans le monde chinois est paradoxal : d’un côté, il appartient à la tradition des lettrés, de l’autre, dans la tradition populaire, il est connu comme un manuel de divination. Son aspect est tout aussi déconcertant.  


1 – La forme du Yijing  

Le Yi Jing est un petit livre, très court mais ce n’est pas un livre ordinaire. « Lire » le Yijing c’est se confronter à un ensemble formé d’un discours et de graphismes, « les hexagrammes ».

 Qu’est-ce qu’un « hexagramme » ? C’est un ensemble de six traits superposés, traits continus ( ̶̶ ̶ ̶  ) représentatifs du Yang ou traits brisés ( ̶   ̶   ) et représentatifs du Yin.

Exemples d’hexagrammes : les deux premiers dans l'ordre classique

                                                                       Qian  乾   le Ciel (voir bases 2) ou Elan créatif   (traduction C. Javary)



Kun  坤  la Terre (voir bases 2) ou Elan réceptif (traduction C. Javary)


 
Hexagramme n°38  Kui   睽   Divergence (traduction C.Javary)




Chaque hexagramme est en fait constitué de deux ensembles de trois traits, les trigrammes. On compte 8 ensembles différents, qu’on appelle les « ba gua »  ( )  c’est-à-dire les « huit signes divinatoires ».

C’est la superposition deux à deux des formes élémentaires que sont les ba gua qui conduit aux hexagrammes. Logiquement, ceux-ci sont au nombre de 64. La tradition attribue l’invention des trigrammes à Fuxi ( 伏羲) l’un des trois souverains ancêtres du peuple chinois (voir Les Bases, la religion populaire) et celle des hexagrammes au roi Wen, l’un des premiers rois de la dynastie des Zhou.

Le Yijing est donc constitué de 64 « hexagrammes » et d’un texte dit « canonique » accompagnant chaque figure et constitué de trois parties :

o   Le « Jugement »  (gua ci  卦辞  )  attribué au roi Wen

o    Le  « Texte des traits »  ( yao ci   )  attribué au fils cadet du roi Wen, le duc de Zhou


Il s’est ajouté ultérieurement à cet ensemble des commentaires, généralement dénommés « Dix ailes » et dont la rédaction est attribuée à Confucius. Il s’agit en fait de sept ensembles, artificiellement découpés en deux pour atteindre le chiffre de dix.

o   Tuan zhuan    : concerne les « Jugements » des hexagrammes

§  1 à 30 : 1ere aile

§  31 à 64 : 2eme aile

o   Xiang zhuan  象 传 : concerne les « Traits » des hexagrammes

§  1 à 30 : 3eme aile

§  31 à 64 : 4eme aile

o   Da zhuan  Grand commentaire : a une portée générale mais est divisé en

§  1ere partie

§  2eme partie

o   Wen Yan     言  concerne les deux premiers hexagrammes. C’est la 7eme aile

o   Shuo gua zhuan    卦 传, 8eme aile concerne les trigrammes

o   Xu gua zhuan    9eme aile concerne le sens de chaque hexagramme par rapport à sa place dans la succession classique

o   Za gua zhuan      10eme aile concerne le sens du nom de chaque hexagramme, indépendamment de la succession classique

On trouve (en français, en, anglais, en allemand etc ..) plusieurs traductions du Yijing dont celle – excellente – de Cyrille Javary. Mais il est malheureusement beaucoup plus difficile de trouver une traduction récente des Dix Ailes, les versions anciennes (Wilhelm) étant fortement marquées par les croyances chrétiennes de leurs auteurs.

 

2 – L’unité du Yijing

On s’accorde généralement à considérer que les deux aspects du Yijing correspondent à deux périodes différentes de rédaction : les hexagrammes et le bref texte (Jugement et Traits) qui les accompagne seraient une survivance d’un ancien traité de divination mis en forme sous les Zhou ( -1000 avt JC) ; les commentaires seraient l’œuvre de lettrés cinq siècles plus tard environ.

Beaucoup de commentateurs occidentaux ont la tentation de séparer les deux parties. Mais, pour les Chinois, c’est un tout ! Depuis la « révolution conceptuelle » des Zhou (voir « Les bases 2eme partie), les Chinois considèrent que les lois de l’univers sont accessibles à la pensée humaine. Dans cette optique, la divination n’est rien d’autre qu’une technique d’anticipation du mouvement du monde. Un éminent sinologue Léon Vandermeersch a d’ailleurs proposé à cet égard une expression fort heureuse, celle de « rationalisme divinatoire ».

Pour autant, le langage n’a jamais été considéré comme l’instrument le plus efficace pour décrire l’état du monde et appréhender le fonctionnement de la réalité. On a préféré le recours à des signes ou des symboles. Nous aurions tort d’être insensibles à cette volonté d’une formalisation extérieure au langage. Deux ou trois siècles avant Euclide et ses Eléments de géométrie, les Chinois ont élaboré leur système d’interprétation de l’univers, considérant, pour parodier Galilée que le monde n’est pas écrit en langage mathématique mais en hexagrammes.

En effet, il ne s’agit pas, comme le fait la Pythie grecque de deviner ce que l’avenir réserve mais de bien saisir les potentialités d’une situation pour agir en conséquence. L’hexagramme qui est présenté en réponse à une question posée ne révèle rien d’autre que l’existant présent, il aide à l’analyser et donc à déterminer l’attitude la plus efficiente.  

Pour ce faire, dans les temps les plus anciens, les fonctionnaires royaux, après avoir sacrifié des animaux, portaient au feu les omoplates de bovins puis les carapaces de tortue et observaient les craquelures. Des signes, à l’origine des premiers idéogrammes, permettaient de se souvenir de la question posée et de ce qui s’était ensuite passé. Peu à peu, en se fondant sur ces archives, les « devins » ont repéré des « craquelures types », les futurs hexagrammes.  

Il suffisait dès lors de déterminer quelle figure correspondait à la situation. Pour ce faire, le procédé a évolué : chacun des six traits des hexagrammes a été déterminé à partir de manipulations complexes d’un bouquet de 49 tiges (d’achillée). Ces manipulations débouchent sur des chiffres (le nombre de tiges d’achillée restantes) que l’on assimile à un trait yin ou à un trait yang mais avec la particularité suivante : certains chiffres sont considérés comme « stables » d’autres comme appelés à se transformer en leur contraire.

De sorte que l’hexagramme tiré s’accompagne généralement de l’hexagramme secondaire qui découle de sa transformation prévisible. Le Livre des mutations s’applique à lui-même le théorème clé de la pensée chinoise : la seule chose qui ne change pas, c’est que tout change. C’est cette leçon qui permet de comprendre le sens général du Yijing.

 

3 – Le sens général

Il faut comprendre le Yijing comme le recueil des figures qui manifestent le mouvement du monde. Le texte qui accompagne chacune d’elles et les commentaires, spécifiques ou globaux ne sont là que pour aider celui qui interroge à saisir les diverses potentialités du moment présent et agir en conséquence.

On pourrait remarquer à cet égard qu’en Occident, c’est par la parole que tout commence : « Au commencement était la Parole » (Jean 1 1) alors qu’en Chine, ce serait le trait, le tracé qui permettrait d’accéder à ce qui ne peut pas s’exprimer dans le langage ordinaire. L’Occident a d’ailleurs développé tout un art de la parole, l’art oratoire (Cicéron), le théâtre, la poésie épique (Homère) alors que la Chine a fait de la calligraphie, art du trait s’il en est, le premier des arts.  

Mais la différence va plus loin : la parole par laquelle tout commence en Occident n’est pas celle du discours ordinaire, c’est une révélation : « Au commencement était la Parole et la Parole était avec Dieu et la Parole était Dieu » (Jean 1 1). Les hexagrammes, eux, ne sont pas dictés ou révélés par Dieu, ils sont encore moins Dieu. Ils sont simplement la collection dûment répertoriée des formes d’interaction continue entre le yin (trait brisé) et le yang (trait continu). En regard du texte de Jean, on pourrait citer quelques extraits du Grand commentaire : «Au commencement était l’alternance … » ou bien « La seule chose qui ne change pas, c’est que tout change ». (d’où le double sens de l’idéogramme yi  qui fort logiquement signifie aussi constance …)

Bien évidemment, cela induit, dans la société (dans le « monde ») des pratiques très différentes. En Occident, nous parlons de « religion » (latin religere, relier) car tous ceux qui vont écouter et suivre la Parole révélée se regroupent en communautés de croyants, choisissent parmi eux un homme qui va les guider, prêtre, rabbin, iman et bâtissent des lieux dédiés à leur culte, églises, temples, synagogues, mosquées. Le Yijing, lui est une collection de signes sur laquelle on réfléchit, on médite. Il n’y a donc pas de prêtre, pas de temple ni de religion spécifique mais une présence constante partout dans le monde chinois. C’est une sorte de base commune qui, bien entendu, inspire les deux grands « enseignements » spécifiquement chinois, le confucianisme et de façon beaucoup plus manifeste, le taoïsme, dont les prêtres arborent les 8 trigrammes brodés sur leur robe.

Ce que la Chine essaie de nous dire, à travers le Yijing, c’est donc qu’on peut concevoir l’univers comme un processus continu et régulier et que cette vision se suffit à elle-même.  Dans la pensée chinoise classique, il n’y a pas de place pour la notion d’origine ou de création du monde, pas d’interrogation autour d’un Big Bang quelle qu’en soit la forme, encore moins de croyance à un Créateur. « C’est chaque jour que le monde commence et chaque jour qu’il finit » disait Wang Fuzhi ( ) un philosophe du milieu du XVII° siècle.

A la vision tragique de l’Occident, la Chine oppose donc l’intuition d’un fonctionnement cosmologique bénéfique et régulier, sans questionnement sur une origine mais aussi sans interprétation de la finalité, du but, sans idée d’un dépassement de soi, d’un idéal qu’il faudrait atteindre. La pensée chinoise est dans l’immanence absolue : il n’y a aucun absolu indépendant et séparé du monde comme il est, c’est-à-dire de l’interaction continue du yin et du yang. Rien.

C’est cette vision totalement dédramatisée et fondamentalement sereine du monde qu’expriment à la fois la poésie chinoise, la peinture ou les pratiquants d’arts martiaux ….   

 

 

POUR ALLER PLUS LOIN : l’association pour l’étude et l’usage du Yi jing, association animée par Cyrille Javary 

www.djohi.org

 

 

 


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